5 juillet 2022
Bons baisers du Rojava #1
Tempête de fils (de...)
Ce soir, les fumées des groupes électrogènes piquaient la cornée. Il fait chaud, les clim tournent à plein régime, alimentées par ces machines bruyantes à tous les coins de rue. Le pétrole coule à quelques kilomètres seulement, et s'échange au prix de l'eau. Chaud, froid, pétrole, carbone.
Dans le parc, des jeunes gens badinent au crepuscule. D'autres, visages bleutés par l'écran du smartphone, parlent sans fin à un correspondant qu'on imagine exilé, en Turquie ou en Europe.
Pourtant, les grandes manœuvres se préparent, un peu plus à l'ouest. Les Kurdes, les soldats d'Assad, les Iraniens même, fourbissent hommes et armes pour contrer une offensive turque qui semble plus que jamais imminente. Sous les regards embarrassés des Américains (alliés des Turcs dans l'Otan, mais aussi des Kurdes... ) et des Russes (que dire d'autre sur cette armée, alliée d'Assad, mais ambiguë avec Erdogan) , très présents dans la zone. En quelques mots, "ça craint du boudin" . (expression non validée dans la région)
Rojava/Syrie 4th of july
6 juillet 2022
Bon baisers du Rojava #2
(Avant l'état d'urgence)
Sur la ligne d'horizon, des panaches de fumée noire s'échappent vers le ciel, avant de virer au gris. Une brise d'ouest finit de nettoyer le tableau. Au sol, le même nuancier. Des gravats couleur orage, puis la terre ocre, et parfois les taches vertes des quelques champs irrigués. Le pétrole n'est pas loin, sur la terre comme au ciel. Les raffineries artisanales crachent leur derniers feux de la journée. Celle-là accueille cinq fours et une dizaine de citernes. Tout autour, des ouvriers s'affairent, encrassés de pied en cape, bronches comprises. Il s'agit de chauffer le brut et d'en extraire de l'essence via un alambic. Parfois, un four explose. Cette installation appartient à un sunnite, à qui l'administration a accordé un droit d'exploitation. Pour acheter la paix et éloigner la tentation Daesh. L'état islamiste a régné ici quelques mois, prenant au passage des taxes et de l'essence. Un souvenir comme un autre pour Jalal, le boss du four n°3. Sur ces terres de plus en plus arrides, ces raffineries dégoulinantes nourrissent des dizaines de familles. Les jeunes adultes claquent leur paie dans l'achat de petites motos, leur seul capital plaisir. L'essence, elle, finit dans les stations d'essence et les groupes électrogènes de la région.
Plus loin, l'administration du Rojava exploite le pétrole à grande échelle, et l'expédie à vil prix en Irak. Une partie de ce brut alimente l'Europe. Il s'est transformé en or.
8 juillet 2022
Bons Baisers du Rojava #3
Entre le Tigre et l'Euphrate, disons le, la terre est plate et sèche. Les fleuves jumeaux se retrouveront dans le Chatt-El-Arab, après leur descente folle vers le sud de l'Irak
A une cinquantaine de kilomètres de Raqqa, le bitume se zèbre, strié par des vents de sables tourbillonnants. Fenêtre ouverte, peeling offert. Des lignes électriques donnent le nord et l'ouest. Certaines ont été dépouillées par les voleurs de métaux.
Au loin, de tout, quelques maisons en terre.
Et puis, enfin, la vallée de l'Euphrate brise l'ennui. Ce fleuve généreux est cité dans le livre de l'apocalypse.
Raqqa le sera dans les livres d'Histoire.
Ici, l'état islamique a établi son siège de Terreur entre 2014 et 2017. On y reviendra.
C'est la veille de l'Aid. L'Euphrate tend un de ses bras généreux et bienvenu après la grande chaleur qui a figé la ville toute l'après-midi. L'état d'urgence a été décrété à midi, mais un homme et des voitures se baignent. La nuit tombée, des lampions allument des guinguettes desertes. La saison touristique est reportée après la guerre, dans deux où trois ans peut-être.
Le débit, faible, affole les agronomes de la région, qui estiment qu'un hectare sur deux ne peut plus être irrigué cette année dans la region. Sécheresse, barrages en Turquie. L'estran à nu dévoile des galets gros comme des grêlons sur Châteauroux au mois de juin. Dans la tradition prophétique islamique, l'Euphrate s’asséchera et laissera apparaître une montagne d'or pour laquelle les hommes s’entre-tueront.
Ils ont commencé par la fin.
Ici, l'or aura la couleur des pierres grises couvertes de poussière.
Carte postale #4
Bons baisers du Rojava
Le stade noir / Raqqa
Les dictatures adorent les stades de foot. Pas le football, seulement les stades. Spacieux, à l'abri des regards, les murs épais et sans immeubles contiguës; Autour, les avenues sont souvent larges et permettent de voir loin. Arène parfaite pour des crimes en série. Comme autrefois au Chili, en Uruguay, ou au Honduras, l'État islamique avait fait du stade municipal de Raqqa, sa capitale, un lieu de détention, de tortures et d'exécutions. Pas de ballons mais des balles, pas de joueurs, que des perdants. Les habitants de Raqqa l'avaient surnommé le stade noir. Même la pelouse s'était dérobée, labourée par les roues des pick-up barbares. De la boue.
Le stade a repris des couleurs. Des trophées argent et or dans un bureau, de l'herbe bien verte dans le chaudron et du bleu dans les tribunes désespérément vides. Le public boude. Comment apprécier le beau jeu quand les fantômes rôdent sous ses pieds.
Telal est un revenant. Il a passé onze mois dans le sous-sol sud du stade, en 2015.
Il en connaît chaque cellule, laissée en l'état, seulement abîmées par les combats qui ont défait Daesh. Un enfer partagé parfois avec quarante comparses, les silhouettes à peine dessinées par la lumière du soupirail. Parfois seul, plus d'un mois, dans un espace grand comme une niche, étroit comme un cercueil bi-place. Allongé. Dans le noir.
Il se rappelle des tortures subies, les poings ferrés, les pieds suspendus. Sur sa fiche de prisonnier établie par l'administration tatillonne des djihadistes, la photo de Telal montre un visage prolongée d'une longue barbe de croyant. Mais il avait été jugé mauvais musulman et suspect d'être proche du régime d'Assad.
Telal est sorti vivant du stade noir.
Un fantôme de moins, un témoin pour l'éternité.
Carte postale #5
Bons baisers du Rojava
Les cimetières se parcourent comme des livres d'histoire. Celui de Kobane raconte les vies perdues pour des batailles gagnées. Des milliers de tombes en marbre et sur les stèles, des visages de combattants. Ou une rose quand la photo manque.
Les dates gravés, racontent les jours terribles de l'automne 2014, et les combats héroïques contre l'état islamique qui assiégeait alors la ville. Certains jours ont fait leur plein de morts. Kobane ne devait pas tomber. L'âme kurde de Syrie n'aurait pas survécue.
Dans ce cimetière militaire, contrairement à Omaha beach, les femmes côtoient à parité les hommes. La tombe de la dernière "martyr" déborde de fleurs. La commandante Mizgin Kobane, de son vrai nom « Siham Muslim », a été visée par un drone turc non loin de Raqqa, il y a sept jours. Les mêmes drones qui font des "merveilles" en Ukraine. Elle avait 32 ans seulement, et dix ans de combats dans les rangs révolutionnaires du Ypg.
A deux pas de sa tombe, la pelleteuse, au repos, est prête à creuser une nouvelle tranchée.
Plus loin, une famille, des femmes et des enfants, font un cercle autour d'un autre défunt. Elles pleurent. A côté, deux hommes font des selfies devant leurs martyrs préférés. Et puis il y a ce jeune garçon qui offre des bonbons, pour l'aid. Et enfin, cette jeune princesse, qui accompagne sa mère et sa grand mère. Les femmes sont l'avenir des kurdes.
12 juillet 2022
Carte postale #6
Bons baisers du Rojava
C'est en arrivant par la route nord que Raqqa vous explose au visage. Au bout des derniers champs surgit une immense barre d'immeubles. Comme une vague monstrueuse, un tsunami gris, dont l'écume serait le béton en dentelle. Ces habitations éventrées ont subit l'assaut final qui a libéré Raqqa de l'Etat islamique. Pensée coupable du reporter, ces ruines sont terriblement graphiques. La ville est en partie reconstruite, mais des familles occupent encore des immeubles à moitié détruits.
Il y a longtemps, avant la guerre, Raqqa accueillait des fêtes orgiaques. L'ambiance a changé, me dit on. Se côtoient victimes de Daesh et quelques bourreaux ou leurs complices. Des femmes de djihadistes vivent là. Rejetées souvent, avec des enfants d'étrangers qui n'ont aucune existence officielle. Que deviendront-ils ? Quelques Cheikh ont fait sortir des prisons du Rojava certains combattants islamistes de leur clan, contre de l'argent et la promesse de garder profil bas.
Mais hier soir, troisième jour de l'aïd, les parcs debordaient de cris d'enfants, émerveillés par quelques attractions vétustes. Dans une boutique un jeune tailleur pliait des tissus avec une infinie douceur. Et le long de l'Euphrate, Abu Khalil, colosse aux yeux verts émeraude (ma carte SD, malade, garde pour elle ce regard incroyable et d'autres mystères), pêcheur et rameur hors pair, nous a offert un tour en barque au crépuscule et au milieu de roseaux et de quelques amours secrètes. Pas de tsunami, pas d'écume, juste un vague bonheur.
Carte postale #7
Bons baisers du Rojava
« Le Rojava est une prison ». Dans la voiture qui nous traîne depuis quinze jours à travers le nord-est syrien, K. le fixeur, confie régulièrement son inquiétude, entre trois clopes et deux cafés. Il sillonne le Rojava depuis des années pour aider les journalistes de la BBC, du New-York Times, Vice News, d'autres et nous. Il connaît du monde. Prévient des dangers. Ouvre la voie, traduit nos questions, à la fois diplomate avec nos interlocuteurs et parfois sévère quand il demande d'arrêter de filmer. "Don't ! ", Sans appel. Nounou, marâtre, et terriblement malin, il nous aide à comprendre ce que quelques jours ici ne nous suffiront jamais à éclairer.
La prison dont il parle, c'est son pays, cette enclave du Rojava, avec à l'ouest les militaires d'Assad, au sud, des petits groupes de djihadistes, à l'est la région kurde irakienne mais pas très amie et au nord la Turquie qui menace de son feu tout ce qui est kurde. K. aimerait pouvoir rejoindre l'Europe, « au cas où », décrocher un visa si la situation dégénère. Et il nous bombarde de questions, avec ou sans arak (عرق) , notre absynthe, curieux des mœurs européennes, souvent rêveur. Aujourd'hui, il nous a conduit jusqu'à ce pont flottant sur le Tigre, la frontière entre le Rojava et l'Irak. Il le franchira lui aussi bientôt.
Last card
Post-scriptum
Il y a longtemps, on écrivait des cartes postales. Au retour des vacances, dans le mille-feuille de la boite aux lettres, on s’amusait à les regarder, à vérifier le cachet de la poste qu’on aimait exotique, et lire ces bons baisers venus d’ailleurs. Certaines ont certainement disparu dans la corbeille, égarées dans un prospectus « Spécial rentrée ».
En reportage, certaines photos s’égarent aussi, coincées dans une carte SD corrompue. Puis réapparaissent. C’est fou comme ce que l’on croyait perdu nous semblait appartenir à la catégorie des chef-d’oeuvres engloutis. Las… elles réapparaissent, et il faut faire avec.
C’est ainsi qu’Abu Khalil, le pêcheur de Raqqa a réapparu. Nous avions rendez-vous avec un témoin important de notre enquête sur une rive de l’Euphrate, tournant le dos à la ville encore meurtrie par l’Etat Islamique puis par les bombardements qui l'ont chassé en 2017. Sur cette rive, donc, le soleil finissait sa course quotidienne et dorait désormais ce qu’il avait brûlé toute la journée. Juste le temps de faire un tour à bord de la barque d’Abu Khalil. Le marin remonte le fleuve. Ses mains épaisses et ses bras racontent la puissance du courant. Il sourit souvent, évoque ses pêches. Au loin, la ville disparaît en douceur dans le rose du crépuscule. Abu Khalil parle, rame, et on aimerait parcourir les méandres de l’Euphrate, les vallées qu’il a creusées et se laisser glisser jusqu’au Chatt-al-Arab. Next time.
Cette année dans ma boite aux lettres des vacances, il n’y aura que des pubs et quelques journaux.

You may also like

Back to Top